Femmes dans l'espace public : Eva Kotchever par Suzette Robichon

Focus

Mise à jour le 15/11/2024

Portrait Eva Kotchever
Depuis 2019, une rue, une école élémentaire et une crèche du quartier de La Porte de la Chapelle portent le nom d’une femme qui a compté. « Eva Kotchever, 1891-1943, pionnière des droits des femmes, déportée et assassinée à Auschwitz », peut-on lire sur la plaque de rue lui étant destinée grâce à la volonté de la Ville de Paris de visibiliser les femmes dans l’espace public. Eva Kotchever et son histoire ont plus d’une chose à raconter.
Si Eva Kotchever fait aujourd’hui partie intégrante de l’espace public parisien, Suzette Robichon et d’autres y sont aussi pour beaucoup. Journaliste, éditrice, militante féministe et lesbienne, Suzette a découvert le nom et un petit morceau d’histoire d’Eva Kotchever dans un livre - Gay New York de George Chauncey - et ne l’a plus jamais quittée. Dans cet ouvrage, qui retrace l’histoire sociale et culturelle des gays et lesbiennes dans le New-York des années 1890 à 1940, il est question, presque furtivement, d’une femme qui aurait ouvert un salon de thé dans le quartier du Village, avant d’être arrêtée puis déportée et assassinée à Auschwitz.

Deux femmes, une lutte commune contre les injustices

De quoi susciter la curiosité de Suzette Robichon, qui partage avec Eva Kotchever quelques fractions de destin : « Je suis une activiste lesbienne et la question de la déportation, de la lutte contre le nazisme est très importante pour moi depuis toujours. Des personnes de ma famille ont été déportées, donc j’ai toujours l’œil, l’oreille sur ces questions », nous a-t-elle conté. La militante a d’ailleurs largement contribué à l’exposition « Homosexuels et lesbiennes dans l'Europe nazie » qui s’est tenue au Mémorial de la Shoah en 2022, et qui, sans surprise, a mis en lumière le visage d’Eva et de sa compagne de vie et de drame Hella Olstein.
Plus qu’une évocation dans un livre, un regard a fini de convaincre Suzette Robichon de mener l’enquête. Ce regard, on peut l’observer sur une photo envoyée par Eva Kotchever à son ami Ben Reitman, destinée à compléter le passeport nécessaire à son envol vers le – censément – « pays de la liberté » : les États-Unis. Entourant cette périphrase, les guillemets sont les bienvenus : c’est bien aux États-Unis, pointée du doigt pour ses liens avec le mouvement anarchiste et la publication de son livre Lesbian Love, qu’elle sera arrêtée pour être déportée. Sur la photo en question, « Eva Kotchever regarde droit dans les yeux la personne qui l’immortalise. Je me suis sentie interpellée. J’ai eu l’impression de quelqu’une de très vivante, qui me disait ‘fais quelque chose pour moi, ne m’oublie pas’ », nous a confié Suzette Robichon.

Redonner de la place aux femmes dans l'espace public

Hasard ou coïncidence de l’existence, en parallèle des recherches qu'elle avait commencé à mener, la Ville de Paris a décidé d’un projet d’envergure : redonner de la place aux femmes dans l’espace public de la Capitale. Comment ? En donnant des noms de femmes à certaines rues, notamment dans le quartier de la Porte de la Chapelle. Et si c’est à Montparnasse qu’Eva Kotchever a réellement posé ses valises dans les années 40, des rumeurs ont couru, distillées par la presse « people » de l’époque, selon lesquelles elle tenait un cabaret, « Le Boudoir de l’Amour », à Montmartre. Une erreur, d’après les historiens contactés au fil de ses recherches par Suzette Robichon, mais la connexion Eva/18e n'en est pas moins judicieuse.

Tous ses actes, ses choix, sont intrinsèquement féministes et/ou militants

Suzette Robichon
Parce que l’arrondissement est riche de son multiculturalisme, riche de ses habitants, en partie issus de l’immigration. Comme Eva, née en Pologne, émigrée à New-York, puis en France, à Paris et à Nice. « Son histoire est parfaitement contemporaine. Je ne peux pas m’empêcher de penser à toutes ces migrantes et tous ces migrants aux parcours incroyables, qui arrivent ici ou ailleurs, fuient la persécution et sont amenés à reconstruire une vie, apprendre une nouvelle langue », explique Suzette Robichon.
Et plus qu’à une rue, c’est également à une école et à une crèche, qu’Eva Kotchever a donné son nom pour mieux faire perdurer sa mémoire. À cette occasion, Suzette et Livia Parnes sont allées raconter son histoire aux élèves. « Je n’avais pas eu le trac comme ça depuis longtemps ! », nous a confié la militante, pourtant habituée aux prises de parole en public. Une expérience dont elle se souvient avec enthousiasme, portée par la curiosité des enfants, peu avares de questions et visiblement très intéressés par le destin de la femme dont leur école porte le nom. Sur la plaque commémorative de l’établissement, le nom d’Hella Olstein a également été gravé. Deux femmes, deux mémoires qui perdurent.

Le militantisme au service de la mémoire

Parce que Suzette Robichon y tient : le militantisme permet de faire vivre les mémoires. Et avec lui, les actions qui en découlent, à l’instar de cette initiative de la Ville de Paris qui met en lumière les femmes dans l’espace public. Quant à savoir si Eva Kotchever était elle-même une militante, Suzette répond : « Je ne sais pas si elle est féministe, si elle se serait définie elle-même ainsi. Ce que je sais, c’est que tous ses actes, ses choix, sont intrinsèquement féministes et/ou militants ». Quitter la Pologne pour New-York était déjà audacieux, mais y ouvrir deux salons de thé accueillant intellectuels et militants, écrire dans le journal des anarchistes ou imprimer un livre nommé Lesbian Love à compte d’auteur à 150 exemplaires, ça, ce sont des actions engagées.

Elle avait envie de refaire le monde, d’en construire un nouveau avec le moins d’injustice possible

Suzette Robichon
Autant d’initiatives qui permettent à Suzette Robichon de dresser d’Eva Kotchever un portrait aussi vivant que le regard qu’elle a découvert sur cette fameuse photo. « Elle était audacieuse, déterminée, avait cette propension naturelle à se lier à des gens qui, comme elle, avaient envie de refaire le monde, d’en construire un nouveau avec le moins d’injustice possible. C’était quelqu’une de très impulsive, qui prenait la vie à bras le corps ».
Ainsi les raisons étaient nombreuses pour la Mairie de Paris et la Mairie du 18e de donner à une rue, une école et une crèche le nom d’Eva Kotchever. Quand ceux qui font et racontent se confondent, les morts continuent de vivre, les luttes continuent d’avancer, et la mémoire perdure.